3 QUESTIONS À...


1/ Pourquoi avoir appuyé votre étude des parcours de soins somatiques des personnes vivant avec un trouble psychique sévère sur l'exemple du suivi pour cancer ?

L'exemple du cancer est particulièrement pertinent à étudier chez les personnes vivant avec un trouble psychique sévère car il s'agit de l'une de leurs principales causes de décès, tout comme pour la population générale, sauf qu'elles en décèdent plus tôt et avec un taux de mortalité doublé. Par ailleurs, si cela est souvent mis sur le compte d'une incidence plus élevée des cancers chez ces personnes, cela n'est pas démontré dans la littérature internationale qui retrouve généralement une incidence similaire, voire parfois inférieure à celle du reste de la population – même si des biais de sous-dépistage des cancers peuvent exister. Ainsi, ces éléments nous ont amenées à explorer le rôle potentiel de facteurs intervenant après l'apparition des cancers, lors de leurs parcours de prise en charge, en mettant en œuvre une double approche - quantitative et qualitative - dans le cadre d'un consortium de recherche pluridisciplinaire.

2/ Quelles inégalités spécifiques à cette population avez-vous observées ?

Nos travaux montrent que les personnes suivies pour un trouble psychique sévère ont en moyenne un moindre accès aux examens diagnostiques recommandés des cancers, des délais plus élevés entre le diagnostic et la mise en place des traitements, des traitements plus invasifs et de moindre intensité - alors que combiner les traitements peut réduire les pertes de chance et les récidives - et un moindre suivi post-traitement. Ces résultats sont retrouvés même en comparaison à des témoins sans trouble psychique présentant les mêmes âges, départements de résidence, types de cancer au diagnostic et années d'incidence du cancer, et après ajustement sur d'autres caractéristiques cliniques, socio-économiques et du lieu de traitement. L'approche qualitative de la recherche montre que ces différences marquées, objectivées dans l'approche quantitative, peuvent être liées à des adaptations aux spécificités des personnes suivies et à leurs choix, mais aussi à des préconceptions sur les difficultés associées aux troubles psychiques ou encore à une organisation inadaptée des soins, que des politiques publiques seraient susceptibles d'améliorer. Néanmoins, nos travaux appellent également à la vigilance contre toute tentation d'homogénéiser indûment le groupe des personnes vivant avec un trouble psychique sévère, en montrant que les situations vécues sont très contrastées - notamment en fonction des ressources dont elles disposent (soutien social, stabilisation du trouble psychique, présence d'une équipe de psychiatrie impliquée dans le suivi somatique de ses patients, d'un dispositif de coordination des parcours de soins complexes…).

3/ Quelles seraient les adaptations des soins indispensables à l'amélioration de leur prise en charge ?

Les pistes d'action possibles passent par une prise en charge globale des personnes vivant avec un trouble psychique sévère qui dépasse la fragmentation des soins existante actuellement. Elles pourraient s'appuyer sur les récents développements en cours en France - par exemple l'émergence des projets territoriaux de santé mentale visant à rapprocher les acteurs de la prise en charge, y compris somatique, des personnes vivant avec un trouble psychique à l'échelle locale. Elles gagneraient également à s'inspirer d'exemples étrangers - en s'appuyant sur le concept de 'reverse integrated care' qui vise à offrir aux personnes souffrant de trouble psychique sévère l'accès à des soins somatiques coordonnés via les offreurs de soins de santé mentale, en tenant compte du fait qu'il s'agit souvent de leur principal point d'entrée vers le système de santé. La feuille de route nationale « santé mentale et psychiatrie » soutient le développement d'équipes pluriprofessionnelles de médecine générale dans les établissements spécialisés en santé mentale, mais l'ampleur des mesures liées demeure limitée. Par ailleurs, la présence de psychiatres ou de soignants dédiés aux situations complexes dans les services de soins généraux (ou ici en oncologie) améliore également l'accessibilité des soins, au-delà des personnes identifiées comme ayant un trouble psychique, confrontées à un cumul de difficultés (comorbidité psychique ou physique, isolement social, précarité, souffrance en réaction au cancer, difficultés de compréhension etc.). Enfin, des actions de déstigmatisation s'avèrent indispensables : nos travaux montrent que, chez certaines personnes avec des troubles psychiques, être confronté au cancer permet de trouver une nouvelle place sociale, par contraste avec des expériences de stigmatisation antérieures liées au trouble psychique - ce qui en dit long sur les difficultés qu'elles vivent au quotidien.