La migration internationale des personnes qualifiées a fait l'objet d'intenses débats autour de la « fuite des cerveaux » et de leurs conséquences pour les pays de départ comme pour les pays receveurs. La mobilité des médecins africains, en particulier, est souvent citée comme un exemple de migration particulièrement néfaste pour les systèmes de santé des pays pourvoyeurs à l'instar de cette citation communément répandue « Il y a plus de médecins originaires du Malawi dans la ville de Manchester qu'au Malawi ». Même si les conséquences en termes de santé publique de ces migrations ne sont plus à ignorer, peu d'études ont réellement questionné ce sujet dans leur globalité. Une des explications résidait dans l'absence de données statistiques concernant le nombre de médecins formés à l'étranger et exerçant la médecine dans les grands pays d'accueil. C'est cette absence que j'ai tenté de combler en élaborant, dans le cadre d'un travail de thèse soutenue en 2011, une base de données nouvelle et actualisée des migrations de médecins sur la période 1991-2004 fondée essentiellement sur les registres d'associations médicales. Elle inclut un total de 410 664 médecins exerçant dans 18 pays d'accueil, dont la France, et faisant pour la plupart partie de la zone Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Ce travail a permis de dresser un panorama des flux migratoires de médecins à travers le monde, d'en étudier certains impacts et d'en tirer des implications en termes de politiques économiques.
Sans surprise, les pays d'Asie envoient le plus de médecins à l'étranger : l'Inde est en tête avec 71 290 médecins en dehors de ses frontières en 2004, suivie par les Philippines (environ 20 000). Viennent ensuite le Canada et le Royaume-Uni, avec 18 635 et 17 759 médecins à l'étranger. Ces deux pays connaissent une forte mobilité de leurs médecins en raison de leur langue : l'anglais et de leur proximité avec les Etats-Unis pour le Canada. La France n'arrive qu'en 25e position avec 4 311 médecins.
S'intéresser uniquement au nombre de médecins qui émigrent peut laisser croire que ces pays souffrent de cette émigration. Or, l'étude des taux de migration – qui rapporte le nombre de médecins à ceux restés dans le pays d'origine – fait apparaître une nouvelle répartition où deux régions semblent particulièrement être affectées par ce phénomène : les petites îles des Caraïbes et du Pacifique, et l'Afrique subsaharienne. Ainsi, en comparant ces taux d'émigration à leur densité médicale, on s'aperçoit que l'Afrique subsaharienne a la densité médicale la plus faible au monde et connaît un taux d'émigration relativement élevé, en moyenne 19 % en 2004. En France, ce taux n'est que de 2 %, ce qui est relativement faible.
S'agissant du choix de destination des médecins, 60 % d'entre eux sont établis aux Etats-Unis en 2004, ce pays accueillant le plus de médecins au monde. Le Royaume-Uni vient ensuite avec 20 % des médecins étrangers : ces deux pays reçoivent donc à eux seuls 80 % des médecins étrangers. L'Australie, le Canada et l'Allemagne en accueillent chacun 3 %, la Belgique 2 % et la France 1,34 %.
Cette forte émigration de médecins peut être considérée comme néfaste pour les pays de départ, où l'on s'attend à une diminution de la quantité et de la qualité des soins fournis. Les résultats montrent cependant que l'émigration de médecins en elle-même a peu d'influence sur les taux de mortalité infantile et la vaccination des enfants. Ce résultat est expliqué par le faible effectif de médecins qui émigrent chaque année, ce qui confirme que l'émigration ne peut être tenue pour responsable de la faible densité médicale dans certains pays. En revanche, les résultats confirment que la densité de médecins restant dans le pays d'origine joue un rôle significatif dans l'amélioration de la santé infantile. Dans le cas précis des enfants, le rôle du médecin doit être appréhendé dans un ensemble sanitaire plus large englobant la disponibilité d'autres professionnels de santé comme les infirmières et les bonnes conditions de l'environnement sanitaire.
Dans ce débat sur la « fuite des cerveaux », certains auteurs ont avancé l'idée que l'émigration pouvait avoir des effets bénéfiques « gain de cerveaux » notamment en incitant les personnes restées dans le pays d'origine à s'éduquer davantage. De fait, dans le cas précis de médecins, les résultats montrent qu'il existe bel et bien un effet d'incitation pour la génération qui succède à celle qui émigre. Toutefois, le nombre de personnes incitées à devenir médecin ne dépasse jamais la perte de médecins engendrée par l'émigration, ce qui expliquerait en partie la pénurie de ressources humaines en santé que connaissent certains pays.
Face à cette situation, les politiques ont souvent pointé du doigt la faible rémunération des médecins dans ces pays. Bien que les incitations financières restent des outils nécessaires pour garder un personnel médical motivé et productif, parmi les facteurs qui semblent réduire l'émigration des médecins, on peut citer en priorité les politiques de formation professionnelle tout au long de la vie, de revalorisation des carrières, ainsi que l'amélioration des conditions de travail. Toutes ces mesures non financières jouent un rôle significatif dans la décision d'émigrer.
Propos recueillis par Anne Evans